La peinture et le réel

Le titre renvoie - avec un léger changement sur la discipline - à un livre de Raymond Jean, romancier et professeur, donc si l'on veut, quelqu'un qui a pratiqué la littérature et qui a réfléchi - quasiment de l'extérieur à cette pratique. Raymond Jean, après que le nouveau roman eut mis en question une narration naïve, ou innocente, ne voulut pas non plus laisser tomber, en bon marxiste qu'il était, toute relation ou réel, réalité économique, sociale et politique surtout. Plus de formalisme pur; il allait tenter la quadrature du cercle: concilier le projet descriptif du nouveau roman et le projet signifiant du roman engagé.
Mutatis mutandis, Marc Henri Reckinger a dû se trouver, me semble-t-il, dans une situation analogue. Témoin cette exposition qui porte sur une quarantaine d'années, s'inscrit donc sous le signe d'un retour, mois retour double dons ce cas précis, avec la référence, depuis les années 1980 au cubisme, une esthétique dont Apollinaire par rapport à l'ancienne peinture situait la rupture dons la conception et la création contre l'imitation.
Le cubisme a été dit tantôt scientifique, et Apollinaire toujours insistait alors sur le fait qu'il travaillait par des éléments empruntés non à la réalité de vision, mais à la réalité de connaissance; tantôt analytique et synthétique, pour dire d'une part sa tendance à ce qu'on appelle aujourd'hui la déconstruction, d'autre port son effort de cohésion interne. Pas étonnant que pareille esthétique, après la déception et l'abandon du simple réalisme, ait séduit Marc Henri Reckinger, dont l'art oscille de même, pris entre un regard critique, voire dénonciateur sur l'histoire, et celui porté ou loin sur l'utopie.
On s'en rendra parfaitement compte en faisant l'inventaire de l'univers pictural de Marc Henri Reckinger. Des mondes auxquels il a toujours été attaché, dont il s'est fait tout ou long l'interprète, le héraut, monde du travail, tiers monde -, comme on disait naguère, - pointant crayon et pinceau sur les injustices.
Pas besoin d'insister, cet art a été toujours aussi emporté dons un mouvement libérateur. Et c'est justement là que je situerai l'autre pôle qui peut-être a pris de plus en plus de place avec le temps; je veux dire la musique, davantage que la peinture elle-même, présente bien sûr dans son interrogation même. Non, la musique, c'est en quelque sorte l'autre réalité, l'ailleurs.
Retour de notre côté aussi aux premiers pas cubistes de Marc Henri Reckinger. Des portraits - comme il se doit -, des (dé)compositions, qui restent en tout très proches des modèles, fidèles jusque dans les coloris ternes. Après, ce sera la sortie du plan, le gain d'une outre dimension, l'investissement de l'espace et conjointement, l'éclat des couleurs se mettra à rayonner. L'opposition nous conduit de la sorte des peintures aux objets, aux sculptures, et dans les toutes dernières années aux mobiles (soit dit entre parenthèses, si le mobile lui même, dons sa conception, est bien tributaire du cubisme, après Calder, la dénomination date seulement de 1949).
Voilà donc, pour le moment, l'aboutissement d'un art qui n'a pas laissé de se colleter avec le réel. Un art allégé aujourd'hui, avec ces éléments perméables à la lumière, transparents, et agencés pour prendre des dispositions variées. Le réel mis en éventail, éclaté, se recomposant sans cesse. Dirai-je pour conclure que Marc Henri Reckinger a atteint là à un outre moment de synthèse, intégrant jusqu'à sa figuration ou représentation antérieures dans une esthétique nouvelle.
Allez, au risque de faire sursauter l'artiste, il y a là une générosité de la forme qui reprend exactement la générosité du message (là encore le mot peut surprendre, choquer). Mais la générosité, ou sentiment d'humanité, ce n'est pas un vain mot, une valeur creuse, il suffit pour s'en rendre compte d'ouvrir le poste de télévision. Marc Henri Reckinger, entre autres choses, nous confronte volontiers avec les visages d'autres hommes, dans un face à face qui pousse à ta compréhension, à défaut de communauté. Et si le jazz donne à son art ses résonances plus profondes, c'est qu'il est issu lui aussi de la souffrance, pris aussitôt après dans un élan de ferveur, d'enthousiasme.

Lucien Kayser